Le premier novembre, je me promenais à Paris et me rendis au 161 rue Saint-Honoré, où le Café de la Régence était situé lorsque le champion d’échecs Paul Morphy visita Paris en 1858. L’emplacement est à présent occupé par l’Office National Marocain du Tourisme mais la plaque commémorative suivante se trouve sur la bâtiment:
Ici se trouvait de 1855 à 1955 Le Café de la Régence fondé en 1718 place du Palais Royal. Ce café était mondialement connu pour ses joueurs d’échecs et les célébrités qui le fréquentèrent: Philidor, Rousseau, Robespierre, Bonaparte, Musset, Grévy…
Cette plaque a été installée le 4 avril 2023, comme rapporté sur le site de la Fédération Française des Echecs: Une plaque commémorative pour le Café de la Régence ! (echecs.asso.fr)
Voici où cet endroit est situé à paris, juste à côté du musée du Louvre et du Palais Royal: (carte de Google Maps):
Le livre d’Alfred Delvau intitulé Histoire anecdotique des cafés & cabarets de Paris, publié en 1862 et disponible ici, contient page 134 une histoire du café de la Régence. En voici un extrait (les nombres entre crochets rapportent à des notes en fin d’article):
Pour les provinciaux qui sont à Paris depuis quelques années seulement, ou pour les Parisiens qui sont en train de pousser, en ce moment, sur les bancs universitaires, il serait difficile de se représenter la place du Palais-Royal telle qu’elle existait encore en l’année 1849. C’était une petite place de rien du tout, ornée d’un château d’eau occupé tantôt par des gardes municipaux, tantôt par des soldats de la ligne. On y arrivait par de très-vilaines rues, boueuses le jour et à peine éclairées le soir, les rues de la Bibliothèque, Froidmanteau, Pierre Lescot, et quelques autres tout aussi ordes [1], et aussi mal famées, où on logeait à la nuit, et où je n’aurais pas voulu loger dans le jour, quoique la vie errante m’ait appris à n’être pas difficile. Cela durait ainsi depuis longtemps, lorsque le 24 février [2] et Napoléon III arrivèrent, le 24 février qui brûla le château d’eau, et Napoléon III qui ordonna l’agrandissement du Louvre et sa réunion aux Tuileries. La place d’aujourd’hui ne ressemble pas plus à la place d’autrefois que le papillon ne ressemble à la chenille.
Sur cette place-chenille était un café fort en renom depuis un siècle et demi à peu près, puisqu’il avait été ouvert en 1718, l’année de la mort de Charles XII et de la conspiration de Cellamare. Son appellation de café de la Régence lui vient de l’époque même ; depuis trois ans, la vieille monarchie française, représentée par Louis XIV, s’était éteinte à Versailles dans les bras de madame de Maintenon [3], et l’abominable cardinal Dubois régnait, sous le nom de Philippe, duc d’Orléans et régent. C’est dans ce café de la Régence que venaient chaque jour, assidûment, quelque temps qu’il fit, grêle ou pluie, vent ou neige, les amateurs du noble jeu d’échecs, un jeu qui a plus d’ancêtres véritables que la plupart des plus grandes familles de France ; car on sait aujourd’hui, à n’en plus douter, que c’était aux échecs, inventés par Palamède [4], que jouaient les héros grecs rassemblés devant Troie : on prétend même que ce siège mémorable, raconté par Homère, n’a duré dix ans que parce qu’une partie était engagée qui ne pouvait se terminer, tant ces guerriers de l’Iliade étaient de beaux joueurs d’échecs ! Si non è vero….
Comme je n’ai pas à faire l’histoire de l’échiquier, mais celle du café de la Régence, je m’abstiens de remonter au déluge pour chercher mes renseignements: je prends date à la fin du XVIIIe siècle, alors que Philidor était roi.
On poussait le bois [5] au café Procope, où la galerie se formait autour de Jean-Jacques Rousseau et de Philidor [6], engagés dans une lutte sans cesse renaissante, dont l’issue était toujours défavorable pour l’orgueilleux auteur de la Nouvelle Héloïse ; mais on le poussait plus spécialement au café de la Régence, où sont venus tour à tour les personnages les plus divers, Lemierre et Diderot, Voltaire et l’abbé de La Porte, d’Alembert et Poinsinet, l’empereur Joseph II et le neveu de Rameau, le maréchal de Richelieu et Jean-Baptiste Rousseau, Marmontel et le maréchal de Saxe, Chamfort et le chevalier de Barneville, Saint-Foix et le chevalier de la Morlière, Louvet et le général Bonaparte, Champcenetz et Bernardin de Saint-Pierre, Franklin et le marquis de Bièvre. Plus tard, vinrent là, tour à tour aussi, MM. Deschapelles, de la Bourdonnaye [7], de Jouy, de Forbin, le général Duchaffaut, Dumont-Durville, Lacretelle, Jay, Percier, le peintre Regnault, Champion (le petit manteau bleu), l’architecte Fontaine, Méry, qui quittaient volontiers le club de la rue de Ménars pour assister aux parties que se jouaient les amateurs de la place du Palais-Royal.
Parmi les joueurs d’échecs du café de la Régence, il y avait, avant 1848, cet aimable poète que les lettres françaises devaient perdre si tôt, Alfred de Musset, qui avait pour galerie ordinaire un vieux corsaire, le respectable M. Blosse, libraire au passage du Commerce, et un vieux comédien, le respectable M. Provost, sociétaire du Théâtre-Français. Dans l’après-midi du 24 février, il commençait une partie avec Delegorgue, le tueur d’éléphants, et il la commençait par le coup du berger [8] classique, imaginé, dit-on, par Paris, l’heureux berger du mont Ida, lorsque des coups de fusil vinrent l’interrompre forcément : le roi Louis-Philippe était fait échec et mat par le peuple parisien. Alfred de Musset était trop véritablement joueur pour s’émouvoir de si peu, et il eût volontiers continué sa partie, qu’il considérait déjà comme gagnée, si Delegorgue, en qui les ardeurs belliqueuses venaient de se réveiller aussitôt, ne lui eût brûlé la politesse pour aller brûler quelques amorces sur la place du Palais-Royal avec les gardes nationaux en train d’enlever le poste du Château d’Eau.
Le café de la Régence fut un peu abandonné durant les troubles qui suivirent la proclamation de la République. Puis, peu à peu, il se remit d’une alerte aussi chaude, et ses habitués, joueurs d’échecs et autres, reprirent leurs habitudes qui, malheureusement, furent de nouveau et violemment interrompues par l’expropriation pour cause d’utilité publique que dut subir le café de la Régence. La réunion du Louvre aux Tuileries était décrétée et commencée, et, comme conséquence, le dégagement des abords de ces deux palais : la place du Palais-Royal disparut complétement, avec son Château-d’Eau, ses petites rues, et ses vieilles maisons, et la place actuelle fut ! [9]
Ce fut une désolation pour les vieux habitués de cette succursale du cercle Ménars, qui venaient là depuis si longtemps, à qui le comptoir, la dame de comptoir, les garçons, les tables, les échiquiers, les joueurs, tout était si familier ! Mais il fallait bien se résigner : la Ville ne badine pas avec ses expropriés une fois qu’elle les a dédommagés de l’expropriation qu’elle leur cause. Les habitués du café de la Régence ont consenti à s’expatrier, à quitter leur local de la place du Palais-Royal pour un autre plus élégant, plus confortable, que le nouveau propriétaire a ouvert à quelques pas de là, rue Saint-Honoré, presqu’en face la rue Jeannisson, ou plutôt tout à fait en face de la place formée aux abords du Théâtre-Français par la démolition du côté droit de la vieille rue du Rempart.
C’est donc à cette nouvelle adresse, au 161 rue Saint-Honoré, que Paul Morphy joua la plupart de ses parties en France, dont sa célèbre simultanée à l’aveugle contre 8 adversaires le 27 septembre 1858:
Si vous avez aimé cet article et si vous souhaitez en savoir plus sur Paul Morphy et le jeu d’échecs au 19e siècle, alors notre livre Paul Morphy, le champion d’échecs est fait pour vous !
Notes:
[1] Qui excite le dégoût et pour ainsi dire l’horreur par la saleté.
Littré – ord – définition, citations, étymologie (littre.org)
[2] Le roi Louis-Philippe abdiqua le 24 février 1848 après 3 jours d’émeutes.
[3] Louis XIV est mort le 1er septembre 1715 à Versailles.
[4] La légende de Palamède inventant le jeu d’échecs lors de la guerre de Troie n’a pas résisté au temps, et l’on pense aujourd’hui que le jeu d’échecs est originaire de l’Inde.
[5] On surnomme toujours de nos jours les joueurs d’échecs pousseurs de bois.
[6] François-André Danican Philidor fut le plus fort joueur d’échecs du 18e siècle. Il était également compositeur de musique.
François-André Danican Philidor — Wikipédia (wikipedia.org)
[7] Alexandre-Louis-Honoré Lebreton-Deschapelles puis Louis-Charles Mahé de La Bourdonnais furent les meilleurs joueurs français au début du 19e siècle.
[8] Le coup du berger est une façon de tenter de mater son adversaire en début de partie.
[9] Cette transformation fait partie des travaux réalisés par le baron Haussmann pour embellir Paris à la demande de Napoléon III.